Les radeaux de Géricault et de Rancinan


Quand l’art sublime les tragédies contemporaines


Si l’histoire de la navigation a inspiré aux artistes des chefs d’oeuvre de gloire et de rêverie, elle n’en contient pas moins dans ses pages des épisodes dramatiques, qui se sont traduits dans l’art avec autant de beauté et de grandiose que leurs pendants heureux. Le thème du naufrage est l’un de ces lieux communs tragiques qui font de la mer un univers hostile, un lieu de passage périlleux, qui n’offre pas toujours à ses prétendants l’issue espérée.


L’espoir est pourtant présent au sein des deux oeuvres que nous nous proposons ici de comparer, si possible au-delà de leur filiation intentionnelle : l’une est Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault (présentée au Salon de 1819 et actuellement exposée au Musée du Louvre), l’autre, directement inspirée de la première, est Le Radeau des Illusions de Gérard Rancinan (présentée à travers le monde après la Biennale de Venise de 2017 et actuellement au Musée Mer Marine de Bordeaux).

À gauche : Le Radeau de la Méduse, Théodore Géricault, 1819, 493 x 725 cm, Paris, Musée du Louvre
À droite : Le Radeau des Illusions, Gérard Rancinan, 2017, 217 x 320 cm, collection particulière


Des thèmes d’actualité brûlants


Le Radeau de la Méduse : 137 morts dans des conditions absurdes et cruelles


Ses passagers aspirent à un futur heureux lorsque la frégate La Méduse quitte les côtes françaises le 17 juin 1816, et met le cap vers le Sénégal afin de reprendre la main sur cette colonie d’Afrique occidentale restituée récemment par l’Angleterre. Le futur gouverneur et sa famille sont à bord, accompagnés de personnels militaire, administratif mais aussi scientifique ; une soixantaine de chercheurs ont pour mission d’étudier la région nouvellement entrée dans le domaine français, et d’en vanter les qualités. Parmi eux, Henri Savigny et Alexandre Corréard, futurs rescapés du radeau, feront le récit certes partial mais détaillé de leur effroyable expérience. Théodore Géricault, qui les rencontrera et s’inspirera de leurs écrits, les représente debout, à côté du mât.

Henri Savigny et Alexandre Corréard, rescapés et témoins de premier plan de la tragédie de La Méduse


Commandant le navire, Hugues Du Roy de Chaumareys est un royaliste récemment nommé capitaine par une monarchie plus soucieuse de récompenser ses partisans que d’élever des hommes d’expérience. Louis XVIII a retrouvé le trône depuis peu, suite au retour en force manqué de Napoléon en 1815 ; il tient à valoriser ses soutiens. Et en matière de navigation, Hugues Du Roy de Chaumareys est moins renseigné qu’en fait de promotion de salon. Ignorant les conseils de ses officiers, le capitaine multiplie les erreurs et les négligences ; c’est par temps clair et mer calme que La Méduse fait naufrage le 2 juillet 1816 au large des côtes africaines, prise dans un banc de sable pourtant connu.


Quatre-cent personnes se trouvent à bord : bien plus que ne peuvent en porter les six canots de sauvetage. Après que ces derniers aient été pris d’assaut par le gouverneur, le capitaine et les officiers, les 147 laissés pour compte sont installés sur un radeau de fortune de 15 mètres sur huit, que les responsables des canots proposent de remorquer. On n’en connaîtra jamais les raisons ni les circonstances mais, deux heures après cette aimable promesse, les cordes tirant l’embarcation sont sectionnées. Le désespoir s’empare des occupants du radeau de La Méduse, tandis qu’ils regardent les canots disparaître à l’horizon.


L’aspirant de première classe Jean-Daniel Coudein, jeune homme de 22 ou 23 ans mais plus haut gradé restant sur le radeau, a pris la direction des opérations et fait dresser mât et voile. Il semble que Géricault ne l’ait pas représenté sur son tableau ; l’homme fera cependant partie des rares survivants, connaîtra une brillante carrière dans la Royale et restera dans les mémoires pour avoir été le commandant du radeau de La Méduse.


Les réserves de nourriture ayant été épuisées en à peine une journée, une lutte impitoyable s’engage entre les survivants. La convoitise se porte moins sur les quelques barriques de vin restantes – les réserves d’eau ont été emportées par les vagues -, que sur les meilleures places, au centre du radeau. En effet, les bords sont immergés, et plusieurs passagers mal installés connaissent le même destin que les provisions d’eau.


Henri Savigny et Alexandre Corréard font partie des privilégiés, principalement des officiers et des fonctionnaires, qui tiennent le centre, armes au poing. C’est sur la foi de leur seul témoignage que l’on doit imaginer la suite des événements : pris de folie ou d’excès de boisson, des mutins auraient tenté de détruire le radeau, forçant les hommes armés à éliminer près de 65 personnes. Il semble plus vraisemblable que les officiers aient trouvé un prétexte quelconque pour tuer un maximum de leurs rivaux dans la distribution de vin et d’espace. Treize autres personnes, sélectionnées par le médecin Savigny, sont jetées à la mer après de longs débats de conscience, leur fragilité physique et/ou mentale ayant été invoquée pour légitimer ce geste. Un homme noir nommé Jean- Charles, seul rescapé de condition modeste, exécute les décisions de ses nobles compagnons ; Géricault lui a offert une position privilégiée, au sommet de sa pyramide humaine, poussant certains de ses futurs commentateurs à voir en cette figure un symbole de l’élan des temps nouveaux.

Jean-Charles, homme noir de condition modeste, exécute les ordres des officiers


Quoiqu’il en soit, au bout de onze jours, seuls 15 naufragés sur 147 sont encore en vie, dérivant au milieu de l’océan Atlantique. Dès le troisième jour sont apparus des cas de cannibalisme ; les survivants les moins scrupuleux se jettent sur les cadavres et les dévorent juste après les avoir découpés. Si certains font de la résistance, tous finiront par céder à cette ignominie dans leur désir impérieux de survivre. Savigny propose même de couper les corps en fines lanières afin de les faire sécher au soleil, un fait qui alimentera sa future thèse de doctorat sur « Les effets de la faim et de la soif chez les naufragés ».


Ce n’est qu’après 13 jours de souffrances que les survivants du radeau sont finalement découverts par le brick L’Argus, qui avait été envoyé à leur recherche. Apercevant le navire à l’horizon, les naufragés craignent d’abord de ne pas être vus, et escaladent des barriques entassées pour agiter au plus haut des mouchoirs de couleur. C’est ce moment que Géricault a choisi de représenter : la minuscule silhouette de L’Argus apparaît sur la toile, à droite de Jean-Charles et de l’autre personnage qui brandit un linge. Derrière eux, des hommes plus mal en point mettent leurs dernières forces dans cet élan d’espoir, tendu vers l’horizon, où le ciel orageux s’éclaircit.

Un espoir à l’horizon


Jean-Charles et quatre autres rescapés meurent d’indigestion à bord de L’Argus et seuls dix hommes sur 147 sont finalement de retour en France. Parmi eux, Jean-Daniel Coudein, Henri Savigny et Alexandre Corréard produisent des rapports pour les autorités de la Marine ; les deux scientifiques multiplient ensuite les démarches et les écrits pour obtenir réparation, en vain.


Pendant ce temps, la presse s’est emparée avec passion du sujet ; le Journal des débats est le premier, en septembre 1816, à annoncer la nouvelle, suivi par de nombreuses gazettes françaises qui dénoncent un scandale politique. Bien que le gouvernement tente de minimiser la gravité des faits de même que son implication dans cette incompréhensible catastrophe, l’opposition s’évertue si bien à la mettre lumière que bientôt la pression populaire entraîne le limogeage du ministre et de 200 officiers de la marine.

Parmi ces derniers, Hugues Du Roy de Chaumareys, jugé en 1817, est reconnu coupable du naufrage de La Méduse et de l’abandon du radeau ; déchu de tous ses titres et condamné à trois ans de prison, il mène ensuite une vie misérable au château de Lachenaud, où la honte le poursuit jusqu’à sa mort. 


Le drame est encore vivace dans les mémoires lorsque Théodore Géricault, jeune peintre bientôt considéré comme l’un des premiers romantiques, s’en empare et l’imprime à jamais dans l’imaginaire populaire.


Le Radeau des Illusions et la crise migratoire en Europe : des milliers de morts et des millions d’espoirs déçus


Les années 2010 sont le théâtre d’un drame humain d’une ampleur difficile à évaluer : tandis que les pays d’Europe débattent sur la façon dont ils doivent gérer l’une des pires crises migratoires de l’histoire récente, des millions de réfugiés partis d’Afrique, du Moyen Orient, d’Asie du Sud et d’Europe de l’est, suivent des parcours hautement périlleux à travers les Balkans, le continent africain et la mer Méditerranée, afin de fuir des conditions de vie politiques et économiques aussi diverses qu’insupportables. Ils meurent par milliers, la plupart se noyant dans le bassin méditerranéen.


Et pour ceux qui parviennent à braver les flots et les multiples dangers de la route, le calvaire est loin d’être terminé : camps insalubres, labyrinthes administratifs, mendicité, rejets de certains habitants … les réfugiés rencontrent mille difficultés, et l’eldorado dont ils rêvaient durant leurs pérégrinations fait pâle figure.


Leur sort divise les gouvernements et occupe de nombreuses associations, qui se heurtent parfois à l’hostilité de locaux inhospitaliers, quand la presse et l’opinion publique s’enflamment dans le sens de leur intégration ou de leur renvoi.


Gérard Rancinan fait carrière dans le photojournalisme, avant de devenir l’un des photographes « plasticiens » les plus côtés du monde. Au cours de ses voyages, il rencontre nombre de déracinés qui lui font part de leurs malheurs et de leurs croyances en un monde meilleur. Ils portent des accessoires de marque contrefaits et rêvent de Paris et des États-Unis.


Sur l’horizon, là où Géricault dessine le salut incarné par la voile de L’Argus, Rancinan dispose les symboles de ces destinations rêvées où la misère des réfugiés doit prendre fin : le panneau Hollywood et la Tour Eiffel.

Portant des accessoires de marque contrefaits, des réfugiés de multiples origines aspirent à rejoindre l’Europe et les États-Unis


Les personnages de Rancinan s’appellent Mas, Bô, Afif, Fereol, Jamel, Kyung-Mi, Nadia … ils viennent d’Afrique, d’Asie, d’Europe de l’est et illustrent la diversité ethnique qui caractérise le mouvement migratoire vécu par l’Europe ces dernières années. La voile semble faite de morceaux de tissus d’origines culturelles diverses, cousus ensemble : des nappes à tonalité moyen-orientale, peut-être un faux foulard Hermès ou encore un bout de drapeau américain ?


Tous dérivent sur le Radeau des Illusions, dans un univers paré des mirages de la société moderne – le rêve américain, le luxe parisien, la réussite pétrolière, le pouvoir du dollar, le bonheur matériel -, et arborent ces objets iconiques qu’ils ont su fabriquer par eux-mêmes, comme pour montrer que cet univers leur était aussi accessible. L’un d’entre eux porte quatre montres au poignet : s’agit-il d’évoquer le marchand de rue qui peut vendre de fausses Rolex 20 euros pièce ? Ou bien cet homme a-t-il quitté son pays d’origine en entassant sur lui tous les objets de valeur qu’il possède ?

Les symboles de la société de consommation parent cet univers où rôdent les mirages de l’Occident


Quoi qu’il en soit, tous risquent leurs vies dans leur quête du paradis occidental ; ils en ignorent encore la réalité crue, et ne font qu’entrevoir le continent de désillusions qui s’étend devant eux.


En utilisant la force visuelle du Radeau de la Méduse, icône universelle de l’art, Gérard Rancinan rend hommage à ces exilés de tous horizons et dénonce un drame majeur du XXIe siècle.


Des allégories de la souffrance


Au-delà des sujets d’actualité auxquels elles font référence, ces deux oeuvres traitent le thème de la douleur à travers nombre de ses déclinaisons physiques et psychologiques.


Gérard Rancinan reprend la composition en X du tableau de Géricault, dont les diagonales créent le déséquilibre et induisent une tension. Le peintre ignore les canons classiques de son temps, qui répugnent à utiliser des obliques afin d’adopter un langage formel emprunt d’ordre et de retenue.


Depuis le sommet des deux diagonales vers les coins inférieurs des deux oeuvres, la déchéance physique et morale des personnages va crescendo, jusqu’aux corps sans vie entassés au premier plan. Ces lignes de force sont accentuées par le mouvement de la voile gonflée de vent et des vagues qui menacent la frêle embarcation, tandis que les ombres du ciel et des flots encadrent l’ensemble de leur noirceur dramatique.


Dans la continuité de la palette de Géricault, lui-même héritier du clair-obscur du Caravage, Rancinan place les corps sous un éclairage brutal, qui contraste fortement avec l’atmosphère ténébreuse de l’environnement. Leur nudité, leur vulnérabilité, le caractère misérable de leur situation n’en ressortent que davantage, tandis qu’ils se trouvent ainsi exposés à une nature hostile, dans le dénuement le plus total.


Les pâles cadavres du premier plan, dont l’intimité est à peine couverte de fins linges blancs, ne sont pas sans rappeler le corps meurtri du Christ lors de la Crucifixion ou de la Descente de Croix, scènes récurrentes de l’histoire de l’art et symboles suprêmes de souffrance et de martyrisation de la chair. L’entremêlement de ces corps nus au supplice fait par ailleurs écho à un autre thème religieux : celui des damnés condamnés à subir les tourments de l’enfer. Là aussi, l’art donne à voir des membres nus et vulnérables pris dans un chaos de corps en souffrance.

La Descente de Croix, Pierre-Paul Rubens, 1616-1617, Palais des Beaux-Arts de Lille

Les Damnés poussés aux Enfers, Frans Francken II, 1605-1610, Salzbourg, Residenzgalerie


Les naufragés de Géricault et les réfugiés de Rancinan souffrent de la soif, de la faim, de l’exil, de la peur, de blessures physiques mais aussi de diverses formes de deuil. Sur le tableau de 1819, le vieil homme assis tenant le corps de ce qui semble être son fils, est prostré, dans une attitude de profonde tristesse. Les contemporains ont vu en lui une évocation des faits de cannibalisme – que Géricault n’a osé représenter que dans ses esquisses -, sa posture de père affligé leur rappelant celle du comte Ugolin qui, enfermé avec ses enfants et petits-enfants dans une tour, finit par manger leurs cadavres. Nous y voyons également la posture iconographique de la mélancolie, incarnée dans l’histoire de l’art par un bronze antique représentant Ajax avant son suicide, ou encore par certaines représentations de Saint Jean au chevet du corps sans vie du Christ.

Figure de père soumis au deuil et au jeûne

Homme prostré

Saint Jean, représenté par Deodato di Orlando dans le dernier quart du XIIIe siècle

Ajax mélancolique, bronze du Ier siècle avant J.-C.



Ces iconographies de la souffrance et de la mélancolie conviennent bien à l’univers du Romantisme, qui tend à donner à des sujets contemporains une image dramatique à visée morale, tout en ayant recours à des couleurs et des contrastes expressifs, presque plus signifiants que le dessin. Mais si les romantiques sont en quête de réalité, la représentation de celle-ci ne se double pas nécessairement d’un réalisme formel rigoureux.


Une approche formelle entre réalisme et idéalisation


Gérard Rancinan s’inspire des figures d’exilés qui ont croisé sa route pour rendre la souffrance et les espoirs des personnages du Radeau des Illusions. Dans un studio, il fait construire un radeau de 24 mètres carrés devant une toile de fond de 12 mètres de long, afin d’y installer sa mise en scène.


De même, Théodore Géricault lit et interroge Savigny et Corréard ; il se fait construire un modèle de radeau et loue un atelier plus vaste afin de pouvoir réaliser son ambitieuse composition de près de cinq mètres sur sept. Ce nouvel espace de travail se trouve à proximité d’un hôpital ; Géricault obtient le droit d’y faire des esquisses de mourants, et même d’emporter des morceaux de cadavres afin de pouvoir en observer les différentes phases de décomposition. Toutes les informations nécessaires à un tableau hautement réaliste sont à sa disposition ; il décide néanmoins d’idéaliser tragiquement la scène afin d’en faire un rendu à la fois esthétique et « romantique ».


Si Rancinan ne renonce pas à son goût pour les corps athlétiques et sensuels, Géricault ne déroge pas non plus aux codes classiques jusqu’à sacrifier la beauté de ses protagonistes. Et sans doute cela rajoute-t-il à la splendeur tragique des deux oeuvres.


Les survivants du radeau de La Méduse racontent qu’après 13 jours à dériver sous le soleil brûlant de cette partie de l’Atlantique, sans eau ni nourriture, les corps brûlés sont couverts de plaies, les muscles ont fondu et les têtes présentent un aspect hirsute.


Pourtant, Géricault représente un Jean-Charles à la musculature énergique ; il peint des peaux blanches et lisses, tandis que les joues sont souvent rasées de près ; son ami et admirateur, le peintre Eugène Delacroix, sert même de modèle pour la réalisation du jeune homme à plat ventre, tenant une poutre au premier plan.

À gauche : Des corps idéalisés à la peau blanche et lisse // À droite : une jeunesse sacrifiée


Et le contexte météorologique du tableau est également loin de rendre justice à la réalité ; lorsque L’Argus trouve les naufragés en ce matin du 17 juillet 1816, le ciel est clair, la mer est calme et le vent souffle peu ; des conditions climatiques très éloignées de la tension tragique qui anime l’oeuvre tourmentée de Géricault.


Plus qu’une vision de la réalité, on retrouve dans Le Radeau de la Méduse l’influence de Caravage, Rubens et autres Rembrandt, les grands maîtres que Géricault admire et qu’il copie inlassablement au Louvre, couvrant son atelier de reproductions de leurs oeuvres, et ignorant la tendance néoclassique du temps qui se passionne pour l’Antiquité, la Renaissance et le XVIIe siècle français de Poussin.


Sur Le Radeau des Illusions, outre de rares exceptions dans le fond de la composition, la part belle est donnée aux anatomies idéales, dont les formes tendres et viriles sont agrémentées de piercings, de colliers pectoraux ou de spectaculaires tatouages ; en ressort une impression générale de jeunesse moderne sacrifiée sur l’autel de l’inégalité et de la société de consommation. On est face à une scène fortement théâtralisée, où les figurants sont parés de costumes et d’accessoires symboliques, dans un décor également fait de métaphores, et ce savant mélange allégorique et idéalisé parvient à fabriquer un réel d’autant plus poignant.


Attirer l’attention grâce à une approche « révolutionnaire »


Géricault ou le radeau de la gloire


Si l’on en croit ses travaux préparatoires, Théodore Géricault, au fur et à mesure de la conception de l’oeuvre, resserre le cadre autour du radeau, ignorant les principes des « marines » traditionnelles qui laissent toujours une large surface à la représentation de l’eau. Le jeune peintre souhaite renforcer la monumentalité du tableau en amenant l’embarcation au premier plan, agrandissant ainsi les personnages et accentuant la dimension pyramidale. Ce parti pris s’ajoute au choix d’un format spectaculaire (493 x 725 cm), qui convient plus généralement au style des peintures d’histoire, ces pièces maîtresses dans la carrière d’un artiste, que l’Académie place au somment de la hiérarchie des genres, et qui représentent plus volontiers des moments grandioses de l’Histoire politique, de la tradition chrétienne ou de la mythologie classique.


Mais si Géricault a opté pour le traitement colossal d’un sujet hautement populaire afin de gagner l’estime du public et du roi, les contemporains ont plutôt vu dans son oeuvre la dénonciation d’un scandale politique.


Il fait entrer son tableau au Salon de 1819 sous le titre anodin de Scène d’un naufrage. Les Salons sont des temples de l’art au service du pouvoir politique en place ; sont généralement sélectionnés des artistes qui soutiennent le régime et l’Église, afin de mettre en scène la splendeur et la prospérité de la Nation. L’oeuvre de Géricault ne correspond pas à ces pré-requis. Pourtant, elle parvient à faire son entrée dans les salles du Louvre et à être présentée au roi, dans le cadre du plus haut événement de la scène artistique de l’époque. Louis XVIII se souvient que Géricault l’a soutenu durant le bref retour de Napoléon, il s’est même engagé chez les mousquetaires du roi. Aussi le complimente-t-il ainsi :

« Vous avez peint un naufrage qui n’en sera pas un pour vous. »


Mais si le souverain cherche à apaiser les esprits, il ne se porte pas pour autant acquéreur du tableau ; Géricault en conçoit une profonde déception, ce qui plaide en faveur d’une démarche purement personnelle de recherche de reconnaissance, et exclue le pamphlet politique déguisé contre la Royauté confiant des vaisseaux à de vieux opportunistes de l’Ancien Régime, alors qu’ils n’ont pas navigué depuis des décennies.


Pourtant Géricault est un personnage haut en couleurs : il est exclu du Louvre en 1810 pour s’être battu dans la Grande Galerie ; sa famille doit étouffer le scandale de la relation amoureuse qu’il entretient avec l’épouse de l’un de ses oncles, en bannissant la jeune femme à la campagne et en abandonnant l’enfant adultérin, sous le regard apparemment indifférent de son père ; afin de se consacrer à son chef d’oeuvre, il se rase la tête, s’empêchant ainsi de sortir et d’apparaître en public pendant plus d’un an ; il provoque sans cesse des accidents à cheval, jusqu’à cette grave chute en 1824 qui lui coûte la vie, alors qu’il n’est âgé que de 32 ans.


Directeur général des musées royaux, chargé des acquisitions officielles, le comte de Forbin achète Le Radeau de La Méduse à la mort de l’artiste. Sa postérité dans l’art, la littérature et la culture populaire est considérable, de même que son impact politique, puisqu’il sera utilisé jusqu’au milieu du XXe siècle comme symbole d’opposition à un régime en place.


Rancinan ou le radeau de la révolution


Gérard Rancinan présente Le Radeau des Illusions dans un autre lieu historique de la création artistique contemporaine : la Biennale de Venise. Nous sommes en 2017, et l’Italie est en première ligne dans le périple méditerranéen des migrants vers l’Europe, ce qui provoque de graves dissensions au sein du pays – et de l’Union Européenne plus largement – quant à l’accueil qu’il convient de leur réserver.


Accompagné de son équipe et de Caroline Gaudriault – grande reportrice, écrivaine et partenaire artistique sur de nombreux projets -, Rancinan réalise une performance spectaculaire au coeur de la cité des Doges avec un Radeau des Illusions sur toile, format XXL (15 x 9 mètres) ; actionnée par un petit groupe de figurants, l’oeuvre se déploie dans l’espace, s’anime dans des mouvements de vagues et interpelle les passants.


L’exposition présentée par Gérard Rancinan et Caroline Gaudriault, à l’occasion de la 57e édition de la biennale d’art contemporain, s’intitule « Révolution », et se positionne comme un miroir des grands conflits qui divisent nos sociétés modernes. La démarche de l’artiste est ouvertement engagée, dans un monde où l’art a fait de la dénonciation un code qu’il s’agit sans cesse de renouveler et de questionner.


Par le format et le grandiose de leurs réalisations, Théodore Géricault et Gérard Rancinan portent donc au pinacle des personnages quasiment anonymes, érigés en presque martyres, et font de sujets d’actualité controversés des scènes de mythologie contemporaine. Leurs intentions, de même que l’idée que l’on se fait de la souffrance ou du beau, appartiennent à une époque, son actualité, ses codes et ses croyances, et n’auront de cesse de faire parler d’elle.


Exposer des objets directement tirés de l’histoire pour sensibiliser le public : l’exemple du Musée Mer Marine de Bordeaux


Comme souvent en histoire de l’art, le sujet peut être commenté, comparé et interprété sous différents éclairages. Mais dans la démarche qui consiste à rendre l’oeuvre et son univers accessibles au public, l’exposition en contexte muséal peut jouer un rôle supplémentaire.


La version du Radeau des Illusions présentée au Musée Mer Marine est une photographie sur Plexiglas (217 x 320 cm) montée sur un imposant socle noir. À ses côtés, l’artiste a souhaité ajouter une sorte de totem transparent contenant les accessoires utilisés lors de la mise en scène.

Les accessoires utilisés durant la réalisation de l’oeuvre sont exposés à ses côtés


Bien qu’il ne s’agisse que d’objets anodins glanés par Rancinan et son équipe, ces attributs correspondent au sens que l’image leur donne ; ils sont issus de la contrefaçon, ils évoquent un contexte culturel précis ou sont des produits de marque universellement populaires. Et à la force que leur présence dégage tandis qu’on les reconnaît sur une photographie d’art grandiose, s’ajoute le sentiment étrange de leur abandon, ou plutôt de l’absence de leurs propriétaires héroïsés. Ils sont comme des reliques, les témoins d’un drame qui s’est joué dans l’ombre du passé ; on ose presque penser aux effets personnels des victimes de camps de concentration, entassés par les Nazis sur le sol avant qu’ils n’empilent ensuite les corps dans des fosses. Dénaturés, privés de leur fonction usuelle, ces objets sont comme morts et suggèrent dans l’imaginaire du spectateur la disparition tragique de leurs propriétaires, en l’occurence les migrants en quête du paradis occidental.


Le Musée Mer Marine n’expose pas Le Radeau de la Méduse, mais dispose dans ses collections d’un objet spectaculaire ayant appartenu au fils de son commandant : un coffre de grande taille abritant la précieuse collection de coquillages constituée par Jean-Daniel Coudein, fils de l’aspirant de première classe dont le destin fut de commander pendant 13 jours le radeau le plus célèbre de l’histoire de la marine française.

Collection de coquillages constituée par Jean-Daniel Coudein (1827-1901), fils du commandant du Radeau de la Méduse et capitaine de vaisseau, Bordeaux, Musée Mer Marine


Présentant des spécimens issus de toutes les mers du globe, cette collection se répartit sur quatre niveaux de rangement composés d’environ 48 logements chacun. Elle a été conditionnée dans du coton hydrophile et documentée avec soin, chaque coquillage ou presque ayant reçu une étiquette nominative parée d’une écriture à l’encre fine.


Jean-Daniel Coudein père termine sa carrière comme major du port de Rochefort au début du Second Empire ; son fils suit la tradition familiale en faisant carrière dans la marine. Cette collection, que les Coudein se transmettent de père en fils tout comme leur vocation maritime, est un témoin émouvant de l’attachement de cette famille à la mer.


Support à un travail de mémoire autour d’une tragédie majeure de l’histoire de la navigation, elle est aussi une relique chargée d’histoire qui exerce aujourd’hui son magnétisme sur le public du Musée Mer Marine.